Catherine Therrien, réalisatrice du film « Une part de nous »

« C’est une cause que je porte à travers ce documentaire… »

Temps de lecture : 6 minutes

L’anthropologue Catherine Therrien, enseignante à l’université Al Akhawayn d’Ifrane, a produit et co-réalisé un film documentaire sur les couples mixtes, sorti en novembre dernier, intitulé « Une part de nous ». Basé sur une étude ethnographique approfondie menée auprès de familles mixtes au Maroc, ce film est un récit honnête, viscéral et empathique qui nous plonge au cœur de l’expérience unique de familles mixtes provenant de différents horizons. Multilingue, il dépoussière les idées reçues et aborde la question cruciale du vivre-ensemble en montrant que l’amour a cette capacité de dépasser les frontières. En amont de sa projection à Rabat, au Centre Nimar, le 5 février à 17h, Catherine Therrien nous a accordé une interview.

Attaches Plurielles : Vous allez présenter votre film documentaire « Une part de nous », le 5 février à Rabat. Il s’agit d’une immersion dans la vie de couples mixtes au Maroc. Qu’est-ce qui vous a motivé à vous intéresser à ce sujet ?

Catherine Therrien : Je m’intéresse à la question des couples mixtes depuis une vingtaine d’années. C’était d’abord le sujet de ma thèse de doctorat en anthropologie soutenue à l’Université de Montréal. J’ai écrit un livre sur le sujet, intitulé « En voyage chez soi. Trajectoires de couples mixtes au Maroc », qui a été publié par Les Presses de l’Université Laval au Québec et par les éditions La Croisée des Chemins au Maroc.

Le film documentaire « Une part de nous » fait partie d’un projet de recherche financé par un fonds de recherche du gouvernement marocain, le Fond Ibn Khaldoun du CNRST (Centre National pour la Recherche Scientifique et Technique) et par le projet ITHACA (Interconnecting Histories and Archives for Migrant Agency). Cette nouvelle recherche s’intéresse aux enfants de couples mixtes et à la question de la transmission et de la construction identitaire. C’est un projet de recherche comparatif avec une équipe canadienne.

Lors de cette recherche, nous avons rencontré des enfants issus de couples mixtes dans plusieurs villes du Maroc (ainsi que dans plusieurs villes du monde grâce à des entretiens menés en ligne). Nous avons sélectionné un petit nombre de familles que l’on a suivies et filmées dans leur vie quotidienne dans le cadre de ce documentaire. C’est un film très ethnographique qui nous fait entrer dans l’intimité et les questionnements de ces familles. C’est un sujet qui me tient à cœur depuis très longtemps. Il nous a permis d’interroger les enfants de certains couples mixtes que l’on suit depuis quelques décennies.

A.Pl. : « Quand l’amour transcende les frontières », lit-on sur l’affiche du film. Est-ce un message d’optimisme dans un monde où l’on constate de plus en plus le repli sur soi ?

C. T. : Je dirais plutôt que c’est du « réalisme » dans la mesure où ce constat est le résultat de plusieurs années de recherche ponctuées de moments très riches auprès de couples mixtes entre des Marocain.es et des partenaires venant de divers horizons : ils viennent d’Asie, d’Afrique Subsaharienne, d’Afrique du Nord et du Sud, du Moyen-Orient, d’Europe…

Ce que j’observe, ce sont de très belles histoires d’amour avec des liens très solides et le documentaire le reflète très bien. Il faut dire que les couples mixtes ont ce que Barbara avait appelé « une longueur d’avance ». C’est-à-dire que toutes ces questions de comment on va faire ? Comment on va l’appeler ? Dans quelle religion, on va l’éduquer ?, les couples mixtes se les posent très tôt et s’ils n’arrivent pas à une entente, ils ne poursuivent tout simplement pas le voyage… Evidemment, il y a plusieurs défis à surmonter sur la route de ces couples et familles mixtes, mais ce que l’on constate justement, c’est que l’amour a la possibilité d’aller au-delà des frontières ethniques, raciales, culturelles, religieuses et de langues. « Une part de nous » est un plaidoyer pour l’ouverture à l’autre, pour la diversité, pour le vivre-ensemble, un regard sur le monde qui porte un message profondément anti-raciste. Et oui, on en a besoin en ce moment plus que jamais. J’ai d’ailleurs une pensée pour les familles mixtes qui font face à des conflits ethniques ou à des guerres où les enfants sont déchirés entre les deux clans ennemis de leurs parents Cela peut être extrêmement complexe mais « la capacité au voyage » comme je l’ai nommé dans ma thèse et ce « désir d’ailleurs » sont très forts chez les couples mixtes et c’est ce qui leur permet d’aller au-delà de toutes ces frontières.

A.Pl. : Les réalités religieuses et culturelles occupent souvent une place centrale dans la vie des couples mixtes au Maroc, comme dans d’autres pays. Comment s’en accommodent les couples que vous avez suivis ?

C. T. : Ce que j’ai remarqué depuis toutes ces années à travailler sur la question des couples et des familles mixtes – et ce sont des choses qui ont été remarquées par d’autres chercheurs dans d’autres contextes donc pas qu’au Maroc -, c’est que ce sont des gens qui, pour la plupart, avaient déjà un « désir d’ailleurs » : c’est-à-dire ce désir de rencontre, d’altérité culturelle. Ce sont des gens qui ont voyagé, certains ont des parcours de conversion, d’autres ont étudié et travaillé dans d’autres pays. Ils ont voulu vivre des expériences interculturelles, inter-religieuses. Ils sont donc, avant même la rencontre amoureuse, attirés par « l’ailleurs ». Ces différents parcours de mobilité leur ont permis de prendre de la distance par rapport à leurs repères culturels initiaux, ce qui fait qu’ils ont des points communs, des valeurs communes.

Le film répond tellement bien à votre question puisque l’on suit par exemple une famille brésilienne-marocaine où la femme est chrétienne pratiquante et son mari un musulman pratiquant. Et ils ont transmis ce qu’ils partagent en commun à leurs enfants, cette question de l’importance de Dieu et de l’amour de Dieu. Après, bien évidemment, les enfants doivent se situer par rapport à leurs parents (différents repères culturels, religieux, linguistiques, etc.) mais de manière générale, dans mes travaux et ceux de plusieurs collègues à l’étranger, il ressort que bien que les enfants des couples mixtes vivent parfois des périodes tendues et complexes au niveau du questionnement identitaire, cette mixité est souvent perçue comme une richesse, pour ceux qui arrivent à dépasser ces questions. Le film donne à voir également un couple mixte camerounais-marocain dont le mari s’est converti à l’Islam… Nous suivons également le questionnement d’un jeune marocain-anglais qui a quitté le Maroc (et l’école marocaine) pour aller jouer au foot dans l’équipe d’un lycée catholique en France…

A.Pl. : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant le tournage du film, que vous aimeriez partager avec nos lecteurs ?

C. T. : Je dirais que c’est le fait que les gens nous aient laissé entrer à ce point dans leur intimité, sans être intimidés, sans jouer un rôle devant la caméra. Il faut dire également que j’ai eu la chance d’avoir un directeur de la photographie, Othmane Jmad, qui est multi-talent car c’est lui qui a fait le son, la musique et le montage, en plus d’avoir agi comme co-réalisateur du film. Il est arrivé au début du projet de documentaire alors que cela faisait plusieurs années que je tissais des liens avec ces familles puisque le film est le fruit d’un long travail ethnographique préalable. Il est soudainement arrivé et m’a accompagnée dans le foyer de ces familles qu’il ne connaissait pas pour les filmer. Grâce aux liens de confiance tissés auparavant et à sa discrétion exemplaire, une confiance toute naturelle et immédiate s’est installée dès le début du tournage. Ceci nous a permis de filmer des scènes très naturelles et c’est ce qui donne tout l’aspect émotionnel et intime du film. Othmane partage avec moi le souci du détail ethnographique et il a tourné des images époustouflantes du Maroc.

A.Pl. : Après Rabat, est-ce que d’autres projections sont prévues au Maroc ou ailleurs ?

C. T. : Ce film documentaire, nous l’avons terminé en novembre 2023. J’ai eu la chance incroyable qu’il ait été présenté d’abord au Festival du Monde Arabe de Montréal. La version anglaise a été présentée au sein de mon institution, à l’Université Al Akhawayn. Le 5 février, nous allons le présenter à Rabat, au Centre Nimar. Deux semaines plus tard, j’irai en Hollande pour le présenter dans un centre de recherche à Nijmegen. Nous sommes en train de faire des démarches pour que le film soit présenté dans différents festivals et lieux culturels, ici et à l’étranger. J’en profite pour rappeler que le film est multilingue (il a été tourné en cinq langues) et qu’il y a une version sous-titrée en français et une sous-titrée en anglais. Mon souhait est de pouvoir le présenter dans toutes les villes du Maroc et pourquoi pas à la télé marocaine car c’est une cause que je porte à travers ce documentaire donc plus il sera diffusé, plus la cause sera entendue et portée par d’autres personnes.

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