Le 2 décembre 2023, le film « La mère de tous les mensonges» de la réalisatrice et scénariste Asmae El Moudir est entré dans l’histoire en devenant le premier opus marocain à remporter l’Étoile d’Or au Festival International du Film de Marrakech. Ce film documentaire sur la mémoire et les souvenirs de sa famille revisite également l’histoire. Asmae El Moudir brave les interdits de sa grand-mère en ranimant les souvenirs de certains évènements tabous pour donner vie à un récit captivant avec « La mère de tous les mensonges ». A l’occasion de la sortie du film au Maroc, il y a plus d’une semaine, la réalisatrice nous a accordé une interview.
Attaches Plurielles : Bonjour Asmae. Racontez-nous l’origine de votre film « La mère de tous les mensonges » ?
Asmae El Moudir : Ce film est né du manque de souvenirs dans la famille. Il pose la question du pourquoi on n’a pas de photos de famille, pourquoi on n’a pas de souvenirs comme tout le monde. Ce film puise son inspiration dans la mémoire intime et la mémoire collective aussi. Je suis quelqu’un qui adore les archives et qui aime beaucoup regarder les images du passé et quand on ne trouve pas des choses, on a ce manque-là qui m’a poussé à réaliser un film sur la mémoire.
A.PL: Pouvez-vous nous décrire le rôle central que joue la découverte de la photo dans votre film et comment cela remet en question les souvenirs de votre enfance ?
A. El Moudir : Tout d’abord, il faut dire que cette photo ne m’a jamais causé de douleur. Savoir que c’était moi ou non sur cette image, c’était simplement un souvenir. Peut-être un faux souvenir comme on m’en avait fabriqué juste pour m’apaiser parce que je les harcelais pour en avoir. C’est juste un élément déclencheur pour poser des questions beaucoup plus profondes par rapport au fait que l’on n’avait pas d’images de souvenirs sur d’autres sujets plus importants d’autant que ce qui se passe dans la maison n’est que le reflet en miniature de ce qui se passe dans la société.
A.PL: Dans votre film, vous avez une certaine représentation des années de plomb au Maroc, quel message avez-vous souhaité transmettre ?
A. El Moudir : Oui, c’était simplement pour dire à ma grand-mère, à la génération de ma grand-mère, que le Maroc a changé. Aujourd’hui, nous vivons dans un Maroc bien meilleur et plus libre. Nous pouvons revenir sur notre passé sans crainte. Je n’étais pas à la recherche des coupables ou des responsables, je posais simplement la question de savoir : peut-on raconter des histoires sans preuves ? Ce que j’ai fait dans ce film, c’est provoquer des réflexions et des questions sur la mémoire. Le message, c’est qu’il ne faut pas effacer la mémoire, quelle que soit sa nature. Blanc ou noir, c’est notre passé. Il faut le garder, le préserver, en faire un héritage pour les générations futures parce que celui qui n’a pas de mémoire ne peut pas avoir un futur.
A.PL: Vous évoquez également le thème de l’identité et de la quête de vérité personnelle. Comment avez-vous fait le choix de traiter ces sujets et quelles réflexions espérez-vous susciter chez le public ?
A. El Moudir : Je suis quelqu’un qui aime beaucoup poser des questions et je me retrouve en train de poser des questions à des gens qui ne veulent pas répondre, qui n’ont pas de réponse. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que je suis réalisatrice et pas journaliste. Je ne pose pas des questions en direct mais je fais une vraie recherche, de l’investigation, d’une manière cinématographique. Cela m’a aidée à créer une interaction avec ma famille et à décortiquer leur manière de penser. C’était également une manière pour nous de voyager ensemble, du Maroc d’hier qu’ils ont vécu à ce nouveau Maroc où la parole est libérée et où on peut créer des choses dans l’art. C’était une thérapie pour tout le monde dans ce film.
A.PL: Dans le film, on voit votre père fabriquer des maquettes de votre quartier et des figurines, est-ce que vous pouvez nous parler du processus de réalisation et des défis que vous avez rencontrés ?
A. El Moudir : Pour moi, filmer dans des décors spécifiques aurait été un défi. Il fallait donc créer un dispositif cinématographique que je puisse contrôler, un peu comme des marionnettes. Les figurines dans le décor symbolisent également notre humanité et notre capacité à nous exprimer. L’idée est venue de mon père, qui est mon partenaire dans ce projet. Face aux difficultés à obtenir des autorisations pour filmer dans certains lieux, il a proposé de revenir à une idée de notre enfance, où nous construisions des maisons en carton pour jouer. La construction du décor a été un processus long et difficile, impliquant une équipe marocaine, mais cela était essentiel pour moi afin d’avoir une liberté totale dans ma création.
A.PL: Entre l’idée initiale de votre film et sa concrétisation, cela vous a pris combien de temps ?
A. El Moudir: Cela m’a pris dix ans. J’ai travaillé sur ce projet, de 2012 à 2023, bien que je n’y consacrais pas tous mes jours. J’ai traversé des périodes de dépression, de blocages créatifs, d’opposition de ma grand-mère et de nombreuses autres contraintes, notamment financières. En tant que productrice, j’ai dû chercher des financements, payer les factures et jongler avec les obstacles. Malgré les défis physiques et mentaux, je suis extrêmement fière du résultat final. Être sélectionnée à Cannes en première mondiale était un moment magique et cela ne fait que commencer.
A.PL: Comment votre expérience personnelle a-t-elle influencé le développement et la direction de votre film ?
A. El Moudir : Je ne regrette pas le temps que ce film a pris, car je crois que chaque projet nécessite le temps qu’il faut pour être réalisé. Cependant, je n’ai pas l’intention de consacrer à nouveau dix ans à un autre film, car cela demande beaucoup d’énergie. Je suis obsédée par le réalisme et j’aime capturer le réel. J’apprécie le fait de découvrir les histoires authentiques des gens et de créer des films avec eux plutôt que sur eux. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est de prendre le temps avec des personnes qui n’ont jamais été devant une caméra, d’explorer leur réalité et de la transcender à travers la fiction.
A.PL: En découvrant les secrets et les mensonges de votre famille à travers ce projet cinématographique, quelles leçons avez-vous apprises sur vous-même et sur votre histoire familiale ?
A. El Moudir : J’ai appris que chacun peut évoluer et que les décisions ne définissent pas la fin du monde mais plutôt le chemin à parcourir. L’exemple de ma grand-mère est poignant. Initialement, elle était réticente à l’idée des photos mais elle a fini par prendre la caméra à la fin du film. Convaincre ma grand-mère que ma caméra ne déforme ni ne contredit la création divine a été un processus lent mais important. J’ai cherché à préserver son point de vue tout en lui montrant que la caméra est simplement un outil, un miroir qui capture les souvenirs sans altérer leur essence. Les souvenirs sont précieux et doivent être préservés, car ils nous permettent de nous rappeler d’où nous venons et de trouver la force d’avancer. En explorant ces histoires et en les partageant, nous trouvons une forme de thérapie qui nous aide à avancer.
A.PL: Comment le film a été reçu auprès de votre public marocain ?
A. El Moudir : Le public marocain a chaleureusement accueilli ce film, s’identifiant à son histoire et à ses personnages. Nous sommes témoins d’un véritable changement dans l’histoire du cinéma marocain, avec un regain d’intérêt du public pour le septième art. Les avant-premières organisées dans des cinémas historiques comme la Cinémathèque de Tanger, Meknès Caméra et Le Lutécia à Casablanca ont été un succès. C’est un honneur de voir le film discuté dans tout le pays après avoir remporté l’Étoile d’Or à Marrakech. Il est temps que les Marocains apprécient et soutiennent leur propre cinéma, car chaque peuple contribue à promouvoir son industrie cinématographique locale. Je suis également très fière que ma région et mon continent soutiennent notre cinéma. Ce film illustre la collaboration fructueuse entre plusieurs pays africains et arabes, démontrant ainsi la vitalité et le potentiel de notre cinéma. C’est un message fort pour tous les jeunes cinéastes passionnés. Le cinéma offre une voie pour explorer notre passé et libérer notre créativité. Il est essentiel de respecter le processus cinématographique et de prendre le temps nécessaire pour créer des œuvres significatives.
A.PL: Quels sont vos prochains projets cinématographiques ?
A. El Moudir : Je viens de terminer ma résidence au Festival de Cannes et je suis déjà en train de préparer mon prochain film, une fiction basée sur un fait réel, une nouvelle aventure à laquelle je vais m’atteler avec la même passion que dans mes précédents films. Pour cela, je vais m’isoler dans ma bulle créative, m’éloigner des réseaux sociaux pour retrouver l’inspiration nécessaire. Je crois fermement que prendre du recul est essentiel pour nourrir ma créativité et réaliser un film authentique et profond.