Elgas, écrivain, sociologue et journaliste

« Un auteur tient sa puissance de sa capacité à prendre à rebours les récits dominants »

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Si son nom ou son visage ne vous est pas familier, vous avez très certainement entendu parler de son dernier livre : « Les bons ressentiments – Essai sur le malaise post-colonial » publié aux éditions Riveneuve. Elgas, de son vrai nom, El Hadj Souleymane Gassama, est un écrivain, sociologue et journaliste sénégalais. Après un carnet de voyages « Un Dieu et des mœurs », (Présence Africaine, 2015), un roman « Mâle noir », (Les éditions Ovadia, 2021), un recueil de chroniques, « Inventaire des idoles », (Les éditions Ovadia, 2022), ou encore un beau livre « Fadilou Diop, un juste » (Les éditions Vives Voix, 2021), Elgas propose dans son dernier ouvrage, un essai, une lecture exquise sur ce malaise qui habite nombre d’auteurs et intellectuels du continent tiraillés par cette identité plurielle empreinte des blessures du passé. Il pose ici un débat d’idées aussi tranchant que nécessaire de nos jours. Elgas nous a accordé un entretien pour parler littérature, liberté de création mais aussi Prix Renaudot où son essai figure dans la liste des livres en lice. Interview.

Attaches Plurielles : Pourquoi était-ce important pour vous de revenir sur le malaise post-colonial notamment pour les auteurs africains ?

Elgas : C’est un procès récurrent qui existe depuis les origines parce que notre littérature est en partie extravertie ; ses moyens de production, les réseaux qui la distribuent, ses lecteurs, les institutions littéraires qui la priment… sont principalement basés hors du continent. Et pour chapeauter le tout, la langue d’exercice littéraire est le français qui n’est pas une langue endogène. Tout ceci crée les conditions d’une extraversion qui est le résultat de notre histoire coloniale. C’est pourquoi une partie de cette littérature-là, pendant très longtemps et encore aujourd’hui, s’en prend à ce bourreau colonial comme celui qui a dévié un peu le cours originel des pensées, des créations africaines. Autant cette question est parfaitement recevable, légitime et a articulé tout le combat de la littérature classique qu’on a connue, qu’il s’agisse de Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Cheikh Hamidou Kane, etc. autant, justement, persiste la question de l’aliénation potentielle, de la dépossession qui est adressée aux écrivains, qui leur est reprochée d’ailleurs, de ne pas être d’ici, de ne pas être suffisamment ancrés. Autant cette question pourrait avoir une forme de pertinence au départ, quand elle a continué à être la question principale, elle a favorisé une course aux plus identitaires, c’est-à-dire à cette volonté de montrer à chaque fois patte blanche, de montrer qu’on est plus africain ; et c’est obéir à une forme d’injonction à l’identité or, l’artiste crée par essence ; une forme de liberté qui est pour moi le caractère le plus fondamental de la création.

Au lieu d’être dans un écartèlement permanent des postures, il faut assumer cette identité multiple, plurielle.

Ces procès récurrents créent donc un malaise qui nait de ce fait très simple, les auteurs africains ne sont pas que des auteurs francophones ; pour certains, leur littérature est aussi française. Dans cette configuration, comment s’en prendre à des tuteurs qui se trouvent aussi être des bourreaux ? On a, là, la condition du malaise parce que tout ce qui a éclos de littérature assez saluée, a eu son certificat de gloire tamponné peu ou prou en Occident. Comment crier à l’identité alors qu’on est encore tellement liés à ce bourreau-là. Au lieu d’être dans un écartèlement permanent des postures, des rodomontades, il faut donc assumer cette identité multiple, plurielle. C’est ma posture, ne pas s’échapper dans une forme de surenchère mais assumer, sans absolution du passé, sans obsession non plus.

Attaches Plurielles : Comment justement sortir des carcans prédéfinis d’accusateur ou d’accusé pour simplement laisser s’exprimer la pensée?

Elgas : De toute manière, la création ne peut pas obéir à des dogmes, à des pensées préétablies, à des carcans desquels on ne peut pas sortir. Un auteur tient sa puissance de sa capacité à découcher, à prendre à rebours les récits dominants, à être dans la dissidence, à créer, à s’échapper, à s’évader, à avoir d’autres horizons, d’autres lectures, d’autres influences, donc par essence, ça doit être la seule boussole du créateur. Une certaine forme de passion interne, de feu qui brûle mais qui s’étonne de la catastrophe parce qu’à partir du moment où on commence à produire sous la dictée des désidératas des lecteurs, on n’est plus un auteur, on devient un agent ou un activiste qui se fait le porte-parole d’une cause. Et on n’est jamais le porte-parole de toute une communauté aussi diverse et si variée avec, en son sein, des fois, des clivages. Je n’ai aucun problème à dire que je suis Sénégalais d’abord et que la France est mon pays d’adoption. Ces deux identités, je les porte sans qu’elles ne soient en conflit même si quand je regarde le passé colonial, je suis aussi sévère, aussi juste contre tout ce qu’a été l’entreprise coloniale odieuse mais je ne pense pas qu’elle soit la totalité de notre histoire. Voilà mon schéma de pensée sur ces questions-là et en sortir c’est assumer et aller vers cette liberté qui est inaliénable.

À partir du moment où on commence à produire sous la dictée des désidératas des lecteurs, on n’est plus un auteur, on devient un agent ou un activiste qui se fait le porte-parole d’une cause.

Attaches Plurielles : La littérature africaine est majoritairement consommée, distribuée et récompensée en France. Quelle lecture faites-vous de cette forme de dépendance ?

Elgas : C’est moins le cas même si, effectivement, Paris a la super structure productive et offre donc beaucoup plus de lumière, beaucoup plus de ventes, de renommée, de médiatisation, ce qui est valable pour tous les livres qui ont eu un grand succès. La diaspora est aussi le cœur du lectorat. Ce n’est pas uniquement lié à Paris, c’est aussi lié aux flux migratoires, à la puissance de la diaspora et à sa force de décision, de peser sur le calendrier culturel. Après, au niveau de la promotion de la culture dans nos pays, il y a un grand problème. On n’a pas suffisamment investi dans le secteur, par des maisons d’édition, pour justement prétendre avoir des paysages littéraires viables. Et cet abandon du projet culturel ne pouvait se sanctionner que par l’arrivée d’autres acteurs qui sont beaucoup plus proactifs et d’ailleurs pas que des Français, mais aussi des acteurs chinois, allemands qui ont, à chaque fois, l’équivalent des instituts qui sont en train de venir offrir ce que nos pays n’offrent pas. La littérature, c’est tout un écosystème à créer et c’est cet écosystème qui nous fait défaut et fait que c’est tout à fait compréhensible, pour chaque auteur, de viser un peu plus de lumière, d’être un peu plus connu, et c’est ce qui explique cette faiblesse chronique.

Attaches Plurielles : Parlons consécration justement, votre dernier ouvrage figure dans la liste des livres en lice, catégorie Essais, pour le Prix Renaudot 2023, comment appréciez-vous cette nouvelle ?

Elgas : C’était une surprise totale. Mon livre a été publié durant le premier semestre 2023 et le Renaudot est un prix d’automne et très souvent, la sélection comprend des livres qui sont sortis durant le deuxième semestre, donc j’ai été complètement surpris. Je n’ai jamais eu une grande obsession des prix mais je veux bien le considérer comme une mini reconnaissance du travail que j’ai fait dans ce livre et de l’intérêt qu’il peut susciter. Je le prends donc comme une bonne nouvelle mais je n’en fais pas le graal et l’objectif pour lequel je l’ai écrit. Mon objectif était de susciter le débat et s’il peut avoir une épaisseur à travers la médiatisation très souvent consécutive à ce genre de nominations, j’en suis parfaitement heureux.

Je n’ai jamais eu une grande obsession des prix mais je veux bien le considérer comme une mini reconnaissance du travail que j’ai fait dans ce livre et de l’intérêt qu’il peut susciter.

Attaches Plurielles : C’est un exercice assez particulier et spécifique que d’écrire un roman ou un essai. Si vous deviez choisir un genre littéraire, quel serait-il ?

Elgas : C’est une très bonne question. Je papillonne de manière générale, je n’aime pas m’enfermer dans un genre unique. Si vous regardez ma production jusqu’à maintenant, j’ai fait cinq livres de genres différents : un essai, « Les Bons ressentiments », un carnet de voyages et un récit sur le Sénégal – « Un Dieu et des mœurs » ; un roman – « Mâle Noir » ; un recueil de chroniques qui s’appelle « Inventaire des idoles », et un beau livre « Fadilou Diop, un juste ». Je m’interdis de faire de la poésie car je suis absolument médiocre dans ce genre-là ; du théâtre, pour l’instant, je n’en ai pas encore le virus, mais j’ai envie de dire que j’ai toujours été passionné par la figure de l’écrivain total, c’est-à-dire l’écrivain qui peut s’épanouir dans plusieurs genres. On va dire que quand j’écris des essais, j’ai peut-être un peu plus de bouteille, j’allais dire expérience mais le mot est très fort, alors que pour moi, le roman est encore un apprentissage. Mais, je ne choisirai certainement pas et mon prochain livre sera un roman.

Attaches Plurielles : Que diriez-vous à quelqu’un qui a envie de se lancer dans l’écriture mais qui n’ose pas franchir le pas ?

Elgas : Je n’aime pas généralement donner de conseils parce que c’est un acte tellement libre, qu’il faut faire avec spontanéité. Il faut aller au bout de ce qu’on veut, suivre son désir le plus profond. Ce que je peux conseiller, et là, je réponds, c’est de l’audace, de suivre ce qu’on a envie de faire jusqu’au bout, de ne pas prêter attention aux parcours établis et donc d’y aller, de commencer par un blog, un journal, un espace médiatique, de dire ce que l’on pense à une condition : beaucoup lire. Pour écrire, il faut énormément lire et être écrasé, intimidé par ces gens qu’on admire parce qu’au bout de cette forme presque d’humiliation, on a à la fois des certitudes et de l’humilité et je pense que cette balance entre les deux est importante pour la création.

Attaches Plurielles : Quelles sont vos lectures du moment ?

Elgas : Je me suis un peu attaché à la rentrée littéraire française, donc je suis en train de lire un gros livre de sociologie de Bernard Lahire, « Les structures fondamentales des sociétés humaines ». C’est un essai très théorique sur la sociologie qui fait événement dans le champ universitaire. Je lis également le dernier livre de Fatou Diome, « Le verbe libre ou le silence », je lis aussi « Western » de Maria Pourchet, et j’ai en ligne de mire deux livres de deux autrices mauriciennes que j’aime beaucoup, Ananda Devi et Nathacha Appanah.

Attaches Plurielles : Et si vous deviez recommander un livre, lequel serait-il et pourquoi ?

Elgas : « Le discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire, c’est le premier livre à la lecture duquel j’ai eu le diable au corps, qui était un démon absolument formidable par la virtuosité du style, la force de la pensée, l’audace de prendre à rebours les idées les plus établies et puis surtout la beauté de la langue. 

Au Maroc, les livres d’Elgas sont disponibles sur www.livremoi.ma

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